Règlement des différends professionnels entre associés : étude comparée du régime applicable aux avocats et aux notaires
Quel que soit leur objet, les différends professionnels entre associés d’une structure d’avocats ou d’un office notarial, s’articulent autour de deux phases. D’abord une tentative de conciliation, puis à défaut de solution amiable, par leur règlement contentieux. Leur traitement est cependant distinct, compte tenu des spécificités des textes applicables à chaque profession et de l’interprétation qu’en fait la jurisprudence. Décryptage avec Tommaso Cigaina, avocat associé au sein du cabinet Librato Avocats.
S’agissant des notaires, le régime applicable découle essentiellement de l’ordonnance n° 45-2590 du 2 novembre 1945 relative au statut du notariat, du décret n° 45-0117 du 19 décembre 1945, de l’arrêté du 29 janvier 2024 portant approbation des règles professionnelles des notaires et du règlement professionnel du notariat, et, dans le ressort de Paris, de la Charte de la confraternité des notaires de Paris approuvée par arrêté du 21 juin 2019.
S’agissant des avocats, le régime trouve son fondement dans l’article 21 de la loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971 portant réforme de certaines professions judiciaires et juridiques et dans les articles 179-1 à 179-6 du décret n° 91-1197 du 27 novembre 1991 organisant la profession d’avocat.
Si l’esprit de ces textes est similaire, leur application concrète présente cependant des différences que la présente analyse se propose de comparer. En effet, la compréhension précise de ces mécanismes, parfois complexes dans leur articulation entre conciliation et phase contentieuse, revêt une importance pratique majeure. Leur maîtrise conditionne en effet la bonne stratégie de résolution des litiges entre associés et la sécurité procédurale des contentieux qui devaient être engagés en cas d’échec de la tentative amiable.
La phase de conciliation du différend professionnel
Un préalable obligatoire pour les différends entre notaires
L’article 4 de l’ordonnance n° 45-2590 du 2 novembre 1945 confie à la chambre départementale des notaires la mission de « prévenir ou concilier tous différends d’ordre professionnel entre notaires du département et, en cas de non-conciliation, de trancher ces litiges par des décisions immédiatement exécutoires ».
Les chambres départementales ont donc une double compétence : concilier, puis trancher les litiges professionnels entre notaires de leur ressort (les articles 5 et 6 de la même ordonnance attribuent une compétence identique aux conseils régionaux et au conseil supérieur, en fonction de la situation géographique des parties concernées).
Ce texte est aujourd’hui complété par l’article 25.2 du Règlement Professionnel du Notariat, adopté par arrêté du 29 janvier 2024, lequel dispose que « le différend entre notaires d'un même office ne peut être soumis à la chambre qu'après échec des méthodes de règlement amiable des conflits contenues dans le règlement intérieur de l'office ou proposées par la profession (conciliation, médiation ou arbitrage) ».
La rédaction de cette disposition, sans doute perfectible, a cependant un mérite : elle clarifie que la conciliation constitue un préalable obligatoire dans les différends qui opposent les notaires d’un même office, avant de pouvoir passer à la phase contentieuse.
À cet égard, la Cour de cassation avait déjà adopté cette solution en censurant un arrêt de la Cour d’appel d’Aix-en-Provence, cassé pour avoir considéré à tort que le différend « n’était pas soumis à un préalable obligatoire de conciliation°» (Cass. 1re civ., 16 octobre 2013 n° 12-28.305).
Dans le ressort de la Chambre Interdépartementale des Notaires de Paris, cette exigence est posée encore plus clairement par la Charte de la confraternité des notaires, approuvée par arrêté du 21 juin 2019, dont l’article 3.4 dispose que « les notaires s’attachent à régler directement entre eux les conflits qui les opposent.
En cas de conflit persistant, il est recouru à la conciliation de la Chambre. (…) En cas de non-conciliation, ces litiges sont réglés par des décisions de la Chambre (…) ».
Cette rédaction érige donc la conciliation en préalable obligatoire dans le ressort de Paris, comme cela été confirmé récemment par le tribunal judiciaire de Paris (3 novembre 2022 n° 21-03616 et 7 novembre 2024 n° 24-00559).
Pour les avocats : d’une obligation jurisprudentielle à une simple faculté
La solution est loin d’être la même pour la profession d’avocat, dont le texte fondateur en matière de résolution des litiges professionnels tout en état assez similaire à celui de l’article 4 de l’ordonnance de 1945 semble imposer une tentative de conciliation obligatoire.
En effet, l’article 21 de la loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971 dispose que « tout différend entre avocats à l’occasion de leur exercice professionnel est, en l’absence de conciliation, soumis à l’arbitrage du bâtonnier. La décision du bâtonnier peut être déférée à la cour d’appel. » L’article 179-1 du décret n° 91-1197 du 27 novembre 1991 reprend la même formule.
Sur ce fondement, donc, la jurisprudence majoritaire et les praticiens considéraient que la conciliation constituait donc une condition préalable à la saisine du bâtonnier en tant qu’arbitre, rendant irrecevable toute demande qui n’aurait pas été soumise à la phase de conciliation (voir p.ex. Cour d’appel de Pau 4 juin 2015, n°14/01523 ; CA Nîmes 19 avril 2018 n°17/03223 ; CA Paris 18 octobre 2017 n°16/03859 ; CA Paris 19 décembre 2018 n°16/10900).
Cette interprétation a cependant été balayée par la Cour de cassation dans deux arrêts du 8 mars 2023 (Cass. 1re civ., n° 21-19.620 et n° 22-10.679), aux termes desquels « si les dispositions légales prévoient une conciliation préalable à l’arbitrage du bâtonnier, elles n’instaurent toutefois pas une procédure de conciliation obligatoire dont le non-respect serait sanctionné par une fin de non-recevoir ».
À ce jour donc, il n’existe pas d’obligation pour les avocats de passer préalablement par la phase de conciliation avant de saisir leur Bâtonnier en tant qu’arbitre devant trancher leurs différends nés à l’occasion de l’exercice de leur profession.
La résolution contentieuse du différend professionnel
La compétence concurrente de la chambre des notaires et du tribunal judiciaire, en matière de différends professionnels entre notaires
En ce qui concerne la profession notariale, en cas d’échec de la conciliation, la chambre dispose, en vertu de l’article 4, 3°, de l’ordonnance de 1945, du pouvoir de « trancher ces litiges par des décisions immédiatement exécutoires ».
Toutefois, cette compétence se heurte à celle concurrente du Tribunal judiciaire. En effet, les parties ont parfaitement la possibilité de s’adresser aux juridictions de droit commun pour faire trancher leur différend.
Ainsi, selon la Cour de cassation, « la compétence de la chambre départementale ou interdépartementale des notaires, pour régler les différends d’ordre professionnel entre les membres de sa compagnie, n’exclut pas la faculté pour ceux-ci de soumettre leurs litiges d’ordre professionnel au juge conformément au droit commun » (Cass. 1re civ., 15 juin 1982 n° 81-12.209).
Cette faculté a pour seule limite l’initiative des parties, ou plutôt, de la partie la plus rapide. En effet, il n’est plus possible de s’adresser au tribunal judiciaire dès lors que la chambre a été régulièrement saisie d’une demande visant à trancher le litige (Cass. 1re civ., 7 février 1989 n° 87-12.930 ; Cass. 1re civ., 21 octobre 2003 n° 00-21.832).
Toutefois, la voie se trouve à nouveau ouverte dans l’hypothèse où la solution du différend par la chambre devait s’avérer impossible ou soumise à des délais excessifs en raison d’un refus ou d’un retard de traitement par la chambre des notaires. Ainsi, dans une espèce où la Chambre n’avait pas donné suite à la demande qui lui avait été adressée, la Cour d’appel de Paris a pu juger que « cette absence de réponse de la chambre des notaires faisant obstacle à l’aboutissement de la procédure de règlement du litige devant cette instance professionnelle » la demande formulée devant le Tribunal judiciaire était recevable (CA Paris, pôle 4, 4 octobre 2023 ch. 13, n° 23-02797).
Il est fondamental de souligner, enfin, la différence qui oppose les décisions rendues par la chambre des notaires lorsqu’elle tranche le différend et les jugements rendus par le Tribunal judiciaire : à l’encontre des premières, il est uniquement possible d’introduire un recours en annulation devant le garde des sceaux, alors que les seconds sont soumis à la procédure d’appel ordinaire.
La compétence exclusive du Bâtonnier en matière de différends professionnels entre avocats
Ici encore, les règles applicables à la profession d’avocat diffèrent radicalement de la profession notariale.
En effet, en première instance, le Bâtonnier de l’ordre des avocats dispose d’une compétence exclusive pour trancher les différends nés à l’occasion de l’exercice professionnel entre avocats de son barreau, comme cela ressort de l’article 21 de la loi n° 71-1130 et des articles 179-1 à 179-6 du décret n° 91-1197.
La jurisprudence consacre sans ambiguïté le caractère exclusif de cette compétence : « la rédaction du texte confère à l’autorité ordinale le pouvoir exclusif de connaître en première instance et à charge d’appel des litiges nés entre avocats à l’occasion de leur exercice professionnel » (CA Pairs, 13 décembre 2011 n° 11-08349 et n° 11-08350) ; « La seule limite tient à l’exigence de l’exercice professionnel, quelle que soit la structure d’exercice, ce qui exclut la compétence du bâtonnier pour tout litige étranger à cet exercice (CA Versailles, 19 mars 2015 n° 14-07746).
Il est important de noter que le bâtonnier doit rendre sa décision dans un délai impératif de quatre mois à compter de l’enregistrement de la demande d’arbitrage, ce délai pouvant être renouvelé une seule fois pour une durée identique. Lorsque le bâtonnier n'a pas pris de décision dans ce délai, chacune des parties peut saisir la cour d'appel dans le mois qui suit son expiration (article 179-5 du décret de 1991).
Cette possibilité apporte une solution au risque d’enlisement de la résolution du différend, mais comporte la renonciation au doublé degré de juridiction.
S’agissant des voies de recours, la décision du Bâtonnier est susceptible d’appel dans le délai d’un mois à compter de sa notification (article 16 du décret, sur renvoi successif des articles 179-6 et 152 du même texte).
À cet égard, il faut avoir à l’esprit que la décision du bâtonnier n’est pas exécutoire à titre provisoire. Ainsi, il est nécessaire d’attendre l’expiration des délais d’appel et d’obtenir l’exequatur par ordonnance du Président du Tribunal judiciaire (article 179-7 du décret de 1991).
À l’évidence, cela constitue un sérieux défaut de conception de l’architecture, puisque la partie perdante en première instance aura toujours intérêt à interjeter appel, ne serait-ce que pour retarder l’exécution jusqu’à ce que la Cour d’appel ne rende son arrêt.
Conclusion
En définitive, si les régimes applicables aux avocats et aux notaires reposent sur des fondements distincts, ils partagent une même finalité : préserver la cohésion de la profession et permettre une solution amiable rapide des différends professionnels. La conciliation revêt à ce titre une place centrale, compte tenu de son efficacité éprouvée. Chez les avocats, elle doit continuer d’être encouragée, malgré son caractère désormais facultatif. Chez les notaires, elle gagnerait à être mieux encadrée afin d’éviter les incertitudes procédurales constatées dans la pratique.
Dans les deux cas, l’intérêt des parties au différend reste identique : le recours au contentieux ne devrait intervenir qu’en ultime recours, les professionnels ayant tout intérêt à privilégier des solutions rapides et maîtrisées de leurs litiges leur permettant de se recentrer sur l’exercice de leur activité plutôt que sur la gestion de leurs différends.